Par Alain Bauer et Roger Dachez édition Tallandier 2018
Résumé
Chapitre 6 : les débuts publics de la maçonnerie française
Arrêtons-nous un instant sur l’histoire du Chevalier Ramsay. Celui-ci tint un discours en 1736 qui est devenu, au cours du dix-huitième siècle, une sorte de best-seller de la littérature maçonnique et a pu être considéré sinon comme le véritable programme intellectuel de toute la maçonnerie de son temps, du moins comme un témoignage précoce et autorisé sur l’esprit qui pouvait régner dans les loges parisiennes autour des années de 1730 à 1740. Lors de ce célèbre discours les thèmes récurrents qui ont occupé les travaux des maçons tout au long du siècle des lumières sont déjà présents : le cosmopolitisme, la tolérance, le gout des humanités, mais aussi les premiers mythes de l’histoire maçonnique qu’il s’agisse de la référence aux croisés ou de l’évocation des mystères antiques. Manifestement la jeune franc-maçonnerie française cherchait encore sa voix. Ainsi Ramsay à contribuer à poser les problématiques majeures que la maçonnerie de son temps s’efforcera de résoudre souvent dans le désordre et le fracas mais toujours dans la passion.
Quelles sont les sources écrites qui existent à cette époque pour connaitre la franc- maçonnerie dans cette France de Louis XV ? Paradoxalement c’est vers l’ordre public que nous devons nous tourner pour mieux la connaitre.
Entre les obsessions complotistes du vieux cardinal Fleury, précepteur puis ministre d’Etat du Roi, et l’abstention complice de l’entourage Royal il faut rappeler simplement que les sociétés particulières non approuvées par le roi étaient par principe illicites et donc interdites. Le Roi c’est-à-dire Louis XV avait déclaré, mais toujours selon la rumeur, que si l’on nommait un nouveau grand maître et qu’il était de ses sujets il lui trouverait une loge… mais à la Bastille. C’est également à cette époque qu’ont été divulgués les premiers usages maçonniques tout simplement à travers notamment les rapports de police. Que nous disent-ils ? On notera dès cette époque les 3 grands coups frappés à la porte de la loge par le candidat dont les yeux ont été bandés, le serment prêté sur l’évangile et le texte du serment lui-même. Il en va de même pour le tableau tracer sur le sol au centre de la loge qui sera considéré comme une caractéristique distinctive de la maçonnerie des modernes par rapport à celle des anciens. Il faudra aussi souligner la sobriété des voyages, qui seront de simples tours et qui ne sont accompagnés d’aucune épreuve ni assortis d’aucun commentaire. Dans le rituel on demandera solennellement au récipiendaire s’il a la vocation et on s’informera qu’il n’a rien contre la loi, ni contre la religion, ni contre le roi ni contre les bonnes mœurs. A la fin de la cérémonie le candidat ayant prêté son serment reçoit successivement et dans un même mouvement les mots, signes et attouchement des deux premiers grades. Quant à la mention finale des gants blancs si elle renvoie à un usage ancien pour les membres de la loge c’est bien à la France qu’on doit semble-il la coutume nouvelle d’en offrir aussi à la femme que l’on l’estime le plus. Soulignons enfin que c’est le seul type de rituel qu’on connaisse à cette époque autant en France qu’en Angleterre.
Cependant le 28 avril 1738 par la bulle in iminenti apostolatus specula, le pape Clément XII prononça une condamnation sans nuance de la franc-maçonnerie et condamna ipso facto tous catholiques à l’excommunication qui en ont été membres. Trois raisons dictent la vindicte vaticane. La première raison est que le texte de la bulle mentionne explicitement le secret. Pourquoi jurer de ne rien dire quand on est franc-maçon si l’on n’a rien de condamnable à cacher ? De plus le secret maçonnique mettait en cause le droit imprescriptible du prêtre à connaître tout ce qui se dissimulait dans l’âme du pécheur et qu’il devait confesser.
Pour la deuxième raison, encore plus importante, la condamnation était que le pape ne pouvait évidemment pas accepter qu’à l’exemple des francs-maçons je cite ‘’des hommes de toute religion et de toute secte affectant une apparence d’honnêteté naturelle se lient entre eux’’. En d’autres termes catholiques et protestants ne pouvaient pas vivre en bonne intelligence.
Enfin, et on a beaucoup glosé sur la 3 ème raison il s’agissait tout simplement des relations diplomatiques tendues qui s’était établi entre la cour de Rome et le Grand-Duché de Toscane. En Toscane effectivement et venant d’Angleterre les premières loges s’installèrent en Italie. Le père inquisiteur à Florence informa Rome que à peine nommé les nouveaux maîtres du Grand-Duché de Florence (dont le nouveau Duc était franc-maçon) avait annulé une vieille coutume selon laquelle à Florence lorsqu’elle avait besoin du bras séculier, l’inquisition pouvait directement requérir la force publique. Or on lui avait signifié que désormais le saint-office devait s’adresser d’abord à la juridiction civile qui agirait comme elle le souhaitait.
Pour en revenir à la France une bulle papale ne pouvait avoir force de loi sans la sanction du Parlement de Paris qui devait à cette fin l’enregistrer officiellement. Déjà de plus en plus timoré et négligeant pour obtenir de la police qu’elle mette réellement fin aux réunions fraternelles qui se multipliaient à vue d’œil partout en France, le pouvoir ne tenta même pas de demander l’enregistrement de la nouvelle bulle. Donc en droit strict, les catholiques français purent se considérer en toute bonne conscience comme exemptés de cette interdiction qui leur était théoriquement faite d’appartenir à la franc-maçonnerie. Il fallut attendre dix années donc en l’année 1748 pour que la condamnation de la Franc maçonnerie soit prononcée par la plus haute autorité théologique en France, c’est-à-dire la Sorbonne. Avec comme vous en doutez les résultats que nous connaissons.
120 ans après, le moment de la constitutionnalisation
Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Vice- Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus, Mes Très Chers Frères et Très Chères Sœurs Dignitaires du Grand Orient de France, Mes Très Chers Frères et Très Chères Sœurs Dignitaires représentants des Obédiences maçonniques amies, Mes Très Chers Frères et Très Chères Sœurs, Mesdames et Messieurs, chers amis,
J’adresse tout d’abord mes remerciements à Monsieur le Président LARCHER pour son accueil en ce lieu et pour ses mots à l’ouverture de ce colloque.
Je remercie également Monsieur le Vice-Président OUZOULIAS qui a facilité grandement l’organisation de ce colloque, ainsi que l’ensemble des services et personnels de ce palais de la République qui accueille régulièrement, et comme il se doit, les manifestations, débats et délibérations au cœur de la démocratie et de la République.
Car si nous sommes réunis pour célébrer une des lois cardinales de la République, c’est aussi pour fêter en cette forme la loi, sa construction au sein de ses commissions, la délibération dans les hémicycles, la circulation de la parole, le respect de l’opinion différente, et ce n’est pas accessoire, l’exemplarité qu’impose la représentation de la Nation.
Aujourd’hui, le Comité Laïcité République, l’Union des Familles Laïques, l’Association des Délégués Départementaux de l’Education Nationale, l’Association des Libres Penseurs de France, associations et membres historiques du Collectif Laïque National, ont su montrer, avec le Grand Orient de France et l’appui de ses services, que la qualité et l’exemplarité de notre engagement laïque est toujours à la hauteur de l’enjeu.
C’est aussi parce que nous protégeons nos verbes et nos corps, des écarts et des excès, que nous portons fièrement cet esprit laïque, celui de la liberté, de la liberté de conscience. Soyez-en toutes et tous remerciés.
Enfin merci à vous d’être venus assister à ce colloque, cette salle pleine et les dizaines de personnes que nous n’avons pas pu accueillir démontrent à quel point ce thème, 120 ans de Laïcité, 120 ans de Liberté, fait écho aux préoccupations de nos concitoyens. D’ailleurs, le succès des manifestations lancées par de nombreuses associations laïques depuis plusieurs semaines, démontre cet attachement puissant des citoyens à ce principe et ces valeurs.
Ici aussi, je vous le dis, le Grand Orient de France tiendra sa place, il tiendra son rang.
En l’espèce, la laïcité est consubstantielle au Grand Orient de France. Nous le réaffirmons ici, solennellement.
Fille des lumières, sœur de la République, vigie de la laïcité, notre maçonnerie continuera à concourir au long mouvement d’émancipation que cette terre de France et l’humanité dans son entièreté doivent connaître. C’est bien à ce mouvement tellurique que nous appartenons, celui qui combat l’hydre des dogmes.
C’est pourquoi nous affirmons et nous défendons la liberté absolue de conscience, c’est-à-dire ce levier émancipateur, ce droit de croire ou de ne pas croire.
Oui à la liberté de croire, oui au « libre exercice des cultes garanti par la République » comme l’assigne la loi de 1905 ; mais oui aussi, il faut le rappeler, aux « multiples formes de non-croyance, d’incroyance, ou d’indifférence », comme le formule Catherine KINTZLER.
Or, la laïcité est intrinsèquement rattachée à la liberté de conscience.
La laïcité, c’est aussi l’émancipation des consciences, l’émancipation des individus, qui, adultes, pourront choisir leurs options philosophiques et spirituelles en citoyens éclairés, grâce notamment à l’Ecole, l’Ecole laïque publique, obligatoire, gratuite, sanctuarisée, loin des « querelles des hommes » et des injonctions dogmatiques, la seule Ecole libre.
Permettez-moi, en l’occurrence de citer Edgar QUINET : « L’instituteur laïque intervenant dans l’église y fait entrer l’hérésie. Le prêtre intervenant dans l’Ecole y fait entrer la servitude. Que faut-il faire ? Les séparer. »
C’est parce que nous avons pour vocation de rassembler ce qui est épars que nous avons pour mission de libérer les esprits des dogmes, des injonctions spirituelles et morales. C’est le destin le plus difficile que de vivre de raison et dans la raison. Nous l’assumons, ce combat est le nôtre. Depuis le 9 décembre 2024, en cette 120e année, la mobilisation est forte, les 1 400 Loges du Grand Orient de France sont appelées à fêter, honorer et porter la loi de 1905, à dire au dehors pourquoi l’heure est à la mobilisation. Cette mobilisation est donc offensive, publique et généralisée, et elle a aussi pour objectif de ne pas laisser cette célébration, tout comme la laïcité, à d’autres, qui en feraient une arme contre une partie de la population, ou qui « adjectiveraient » un mot et un principe qui se suffisent à eux-mêmes.
Car s’il nous faut aussi défendre la laïcité c’est qu’elle est attaquée, insuffisamment établie, du fait de 120 ans de fluctuations voire de lâchetés politiques, comme de reculs jurisprudentiels sur cette loi.
Ont été brillamment évoqués précédemment la question du dualisme scolaire, ou celle des territoires de la République où la séparation ne s’applique pas, et je n’y reviendrai pas.
Mais aujourd’hui, Mesdames et Messieurs, mes Frères, mes Sœurs, si l’heure est au renouveau du combat laïque, c’est que cette heure est grave. Dans les mois, les années à venir, c’est le principe même de laïcité, de neutralité de l’État, de liberté de conscience qui seront remis en cause, sournoisement ou ouvertement. Cette crainte n’est pas sans fondement.
Partout, nous le voyons à l’œuvre concrètement, des courants et des forces politiques, soutenus par des forces financières puissantes, partisanes, parfaitement endoctrinées, agissent avec les outils modernes, médiatiques, numériques, dystopiques, dont ils ont le contrôle, et qui leur permettent de promouvoir une idéologie réactionnaire. Ils vilipendent sans vergogne jusqu’ici, sur la terre de cette vieille Europe, notre monde qui serait « décadent » et prônent un retour vers un passé fantasmé. Le recul de droits acquis par les peuples au cours de leur histoire, et au prix de longs combats, au prix de leur vies mêmes, ce recul n’est pas le progrès de l’humanité.
Parmi ces droits, ce sont ceux des femmes comme celui de tout à chacun de disposer de son corps, ceux d’être considérés comme un être libre et également traité, qui sont les premiers attaqués.
La volonté du dogme qui se présente comme vérité incontestable, indiscutable, c’est de s’imposer aux corps comme aux esprits, c’est le rêve ultime de diriger les consciences et les actes, comme dans les régimes dictatoriaux où les alliances entre le pouvoir et la ou les églises règnent. A un autre moment de notre histoire, nous aurions parlé aussi de l’alliance du « sabre et du goupillon ».
Constatons par exemple avec lucidité ce qu’il se passe outre-Atlantique, aux Etats Unis.
Regardez comment en quelques semaines, la destruction de l’Etat de droit, les reculs des libertés, et la stigmatisation des individus selon leurs origines, leurs orientations sexuelles ou leur genre, sont devenues des réalités qui nous sidèrent mais qui pourtant étaient annoncées.
Regardez la remise en cause de la liberté d’expression, de la neutralité des fonctionnaires, de l’indépendance de la justice, ou même de la liberté de certains enseignements y compris dans les universités ! Finira- t-on par brûler des livres là aussi ?
Regardez en Orient, le peu de temps qu’il faut à des théocraties pour s’installer et pour installer méthodiquement des mesures qui annihilent et gomment la moitié de l’humanité, les femmes, jusqu’à leur interdire de parler et d’être vue, en les emmurant.
Regardez en Europe, comment des régimes ont consciencieusement et hypocritement fait régresser les libertés, celles de la presse, de l’indépendance de la justice, des droits des individus, du droit d’association, de la liberté de conscience, et comment les églises sont à la manœuvre, aux côtés de régimes illibéraux dont le seul programme est le retour en arrière, dans une société corsetée, contrôlée, recluse.
Regardez en France, où il ne faut pas être grand clerc pour voir ce qu’il se passe. Monsieur le député FALORNI nous a rappelé combien le débat sur la fin de vie montrait que les dogmes et ceux qui les portent ne renoncent pas à vouloir nous interdire à disposer de notre corps.
Tout comme Henri CAILLAVET nous rappelait que ce combat de la fin de vie est bien un combat républicain, celui de la liberté de disposer de sa fin, de l’égalité de le faire en France, de la Fraternité qui nous fait obligation de porter secours et assistance à celui qui en appelle à sa dignité. Et c’est donc un combat laïque car c’est celui d’une société civile débarrassée des injonctions des religieux.
Voilà pourquoi la loi de 1905, synonyme d’émancipation, de liberté, d’égalité et de Fraternité sera attaquée comme elle l’a d’ailleurs toujours été.
Elle sera aussi dévoyée par ses faux-amis qui prétendent la soutenir pour mieux la trahir.
Car derrière la laïcité, c’est à la République indivisible, démocratique, sociale et laïque qu’ils s’attaquent, aux principes universalistes et humanistes. Ils disent aimer une certaine France pour s’attaquer à la République.
Nous le réaffirmons ici, la France c’est la République, la République c’est la France, et la Laïcité c’est la République.
Comme disait LAMARTINE : « la République était une surprise, nous en avons fait un miracle ». Et comme le miracle n’est pas notre spécialité, nous avons l’impérieuse nécessité de prendre toutes les mesures réglementaires, les plus hautes, pour protéger la séparation des églises et de l’Etat, et faire en sorte que l’Etat reste chez lui et les Cultes chez eux. C’est le moment.
Tant que la loi de 1905 reste une loi simple, n’importe quelle autre loi peut la modifier.
Un retournement sciemment planifié de jurisprudence n’est pas inimaginable, comme les expériences étrangères nous l’ont prouvé.
Et, je le répète, il est indispensable de rattacher le principe de liberté de conscience à la laïcité, dont il est le fondement. Ce que le Conseil constitutionnel, dont les membres varient régulièrement, n’a pas fait jusqu’alors.
« L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons en faire » comme disait BERGSON.
Nous avons donc à agir, à nous lever, à nous mobiliser, à partir d’aujourd’hui, au Palais du Luxembourg, et à constituer ce mouvement profond et total.
Nous, Francs-Maçons du Grand Orient de France appelons les Obédiences maçonniques, les organisations et associations amies, les élus et l’ensemble des citoyens, à nous rejoindre, et à demander solennellement que soit conférée au principe de laïcité, dans sa totalité, la valeur constitutionnelle qui lui manque.
Pourquoi aurions-nous procédé à la constitutionnalisation du droit à l’IVG si les droits fondamentaux et imprescriptibles étaient si sécurisés dans ce pays ? C’est bien que des forces agissent. Et bien nous aussi, nous agirons, et nous présenterons les véhicules juridiques qui nous permettrons d’atteindre cette constitutionnalisation.
En son Convent de Lille, les Loges du Grand Orient de France ont solennellement et formellement demandé à porter dès cette année cette revendication ambitieuse et nécessaire en faveur de la constitutionnalisation des 2 premiers articles de la loi de 1905.
Ils doivent d’une manière ou d’une autre figurer dans ce texte fondamental.
Ainsi le principe de laïcité pleinement rattaché à la liberté de conscience sera protégé.
C’est pourquoi les Républicains sincères doivent se mobiliser aussi et dès maintenant avec nous. Si nous avons déjà commencé le travail de consultation et d’élaboration, nous appelons les députés, les sénateurs, les élus en général, les juristes spécialistes de la constitution, les philosophes, les historiens à nous rejoindre pour consolider et déployer cette initiative.
Nous vous invitons à rejoindre cet appel du 24 Février 2025, et à prendre avec nous des initiatives pour agir, pour saisir le flambeau de ce mouvement laïque unitaire et ambitieux.
La constitutionnalisation des articles 1 et 2 de la loi de 1905 en sera le premier des combats.
Je vous remercie de votre attention.
Nicolas PENIN Grand Maître du Grand Orient de France