
V :. M :. et vous tous mes frères et soeurs en vos grades et qualité,
Il y a quelque temps, j’ai eu la chance de voir une sculpture qu’on appelle la Piéta Rondanini de Michel-Ange, et qui est conservée au château des Sforza à Milan. La sculpture, bien qu’inachevée, est particulièrement émouvante : nous découvrons Marie, debout, qui essaye de relever son fils Jésus mort. L’ensemble est empreint d’une grande tension émotionnelle, entièrement focalisée sur la relation entre la mère et son enfant. Le spectateur arrive à toucher du doigt – ou plutôt du regard – le travail au burin dans la pierre comme si le sculpteur avait arrêté son travail la veille. Mais le plus important n’est pas là : lorsqu’on étudie l’histoire de l’oeuvre, on découvre le cheminement de l’artiste, ses doutes, ses colères, ses repentirs : car après avoir ébauché une première version, Michel-Ange tombe sur des anomalies structurelles dans le marbre et, de rage, commence à le détruire. Quelques années plus tard, il revient à son projet et révolutionne tout : il inverse
littéralement la position des deux sujets ; le Christ tel qu’il était esquissé se transforme en Marie et de l’ancien corps de Marie, il conçoit le nouveau Jésus. L’artiste travaille à cette oeuvre jusqu’à sa mort, en 1564.
Michel-Ange, qui mettait un soin infini à choisir ses morceaux de marbre dans la carrière où il avait l’habitude de s’approvisionner, disait, je cite : « Chaque bloc de pierre a une statue à l’intérieur et c’est la tâche du sculpteur de la découvrir. ».
Ainsi, sur un chantier opératif, une pierre brute n’est pas un caillou informe. Elle est une pierre déjà ébauchée, une pierre qui a le potentiel d’être travaillée encore et encore pour s’insérer parfaitement dans l’ouvrage.
De même, sur un chantier spéculatif, la pierre brute caractérise l’état ignorant de l’apprenti, mais pas de n’importe quel ignorant : un ignorant qui n’ignore plus son ignorance et, partant de là, commence donc à se mettre au travail.
Le sculpteur est comme l’apprenti maçon qui, sortant du tumulte des sociétés profanes, commence à se connaître, à douter, et comprend la nécessité de travailler sa pierre brute. Certains rituels prévoient d’ailleurs qu’au cours de l’initiation, le 2nd surveillant montre le geste de taille, par trois coups à l’aide du marteau et du burin sur la pierre, au tout nouvel apprenti. Cet enseignement par l’exemple permet, de génération en génération, de transmettre le savoir-faire d’un maître à un apprenti.
Prenons garde au raisonnement qui consisterait à dire : « nous sommes tous des pierres brutes, nous sommes perpétuellement des apprentis ». Non ! mes F :. et mes S :. Car s’il n’y a plus que des apprentis dans l’atelier, qui prendra la relève pour assurer l’enseignement ? Qui montrera l’exemple ? Ce raisonnement cache en réalité une forme de faiblesse, une forme de renoncement. A force de tailler et polir sa pierre, le risque pour le maçon est qu’il ne lui reste plus que de la poussière ! Certes, le doute, le travail sur soi-même est exigé de tous, que l’on soit apprenti, compagnon ou maître. Mais en tenue d’apprenti, chaque compagnon ou maître a une responsabilité supplémentaire : celle d’être le grand frère, la grande soeur, qui va montrer l’exemple, le grand frère, la grande soeur que l’on écoute, que l’on regarde, que l’on va, au moins au début, imiter, et que finalement, en connaissance, on va décider de suivre ou de ne pas suivre.
Si le maçon a la capacité de révéler le meilleur de lui-même, alors il peut sortir du temple pour révéler son savoir, pour se montrer exemplaire, pour donner envie aux autres de lui ressembler. C’est la fameuse phrase du Mahatma Gandhi « Sois le changement que tu veux voir dans le monde ». Dans notre rituel, c’est la fameuse phrase prononcée par le VM en fin de tenue « Par l’exemple de leurs vertus, les FM porteront en dehors du temple les vérités qu’ils ont acquises ». Michel-Ange lui-même a montré l’exemple à de nombreux élèves, de nombreux suiveurs, et en-dehors même de son atelier, des années, des siècles après sa mort, son influence a touché une foule d’artistes.
Quelquefois, lors des passages sous le bandeau, la question suivante est posée au profane par un frère ou une soeur de l’atelier : « si vous deviez compléter la devise Liberté, Egalité, Fraternité, quelle valeur choisiriez-vous » ? Pour ma part, j’aurais répondu l’exemplarité.
J’ai dit.
