V :. M :. et vous tous mes frères et sœurs en vos grades et qualité, cette planche s’intitule « Le miroir » et est librement inspirée des échanges que nous avons eus lors du dernier chantier d’apprentis en chambre du Symbole.
Nous le savons tous, un miroir est avant tout une plaque de métal poli, comme tous ces exemplaires que l’on peut voir au département des antiquités de nombreux musées, plaque qui fut associée plus tard à une feuille de verre, permettant de la protéger et d’améliorer son efficacité réfléchissante.
Je pourrais d’abord vous dire que, depuis les travaux de René Descartes, le miroir est étroitement lié aux lois optiques qui décrivent le comportement de la lumière et à l’idée d’énergie. De forme concave, le miroir est en effet présent dans de nombreux systèmes optiques convergents comme les télescopes ou les fours solaires, afin de concentrer la lumière en un point. Et de forme convexe, il devient « miroir de sorcière » et permet au contraire de diffuser largement les rayons lumineux.
Le miroir a longtemps été perçu comme un objet mystérieux, un objet qui a alimenté les légendes et les croyances populaires. Je pourrais donc vous dire ensuite qu’il est considéré comme un outil puissant qui possède de nombreuses propriétés, parfois bien réelles mais plus souvent symboliques, et qui toujours se traduisent par des usages surprenants. Ainsi dans l’art chinois du Feng-Shui, les règles rituelles associées au miroir sont singulières : il ne faut par exemple jamais placer de miroir à l’entrée de la maison, ni dans la chambre. Dans d’autres traditions, comme dans le judaïsme, on couvre les miroirs de la maison après un décès afin de respecter l’intimité du défunt mais aussi celle des proches. Depuis toujours, le miroir a fasciné les hommes et sa symbolique qui lui est propre a été une source de questionnement et un outil d’introspection.
J’aurais pu vous dire tout cela. Mais ce soir, c’est sur un autre chemin que j’aimerais vous entraîner. Reprenons du début et laissez-moi vous guider. La scène se situe en Grèce, au IVe siècle avant J.-C. Le pèlerin avait voyagé pendant plusieurs jours. A dos de mulet, il avait emprunté des sentiers de chèvre, bordés de cyprès et d’oliviers. Il avait bravé tantôt les lignes de crête, tantôt le bord du ravin qui sépare le massif du Parnasse de celui de l’Hélicon. Soudain, le chemin fait un coude vers la gauche et le pèlerin discerne l’ouverture du défilé naturel qui mène à la ville de Delphes. Très vite, il aperçoit l’entrée du sanctuaire et il ressent déjà le frisson inséparable de la quête – quasi initiatique – qu’il va entreprendre et qui va le mener jusqu’à la prophétie. Sur le chemin en lacet qui monte jusqu’au temple, il est émerveillé par toute l’harmonie et la beauté des édifices qu’il dépasse. A l’entrée du temple, il découvre, gravés sur le fronton, sur les colonnes et sur les parois du pronaos de mystérieux symboles et surtout un grand nombre d’aphorismes, sur lesquels il va devoir s’interroger. Parmi eux, il va peut-être s’attarder sur celui-ci : « réfléchi à ce que tu as appris », ou encore celui-là : « souviens-toi que tout est périssable ». Mais à coup sûr, il ne manquera pas la fameuse maxime delphique « connais-toi toi-même ». Après avoir offert un sacrifice à Apollon, le visiteur posait sa question à la Pythie qui rendait l’oracle du dieu et lui apportait une réponse bien souvent sujette à interprétation.
« Connais-toi toi-même ». Cet aphorisme a connu une grande postérité par l’utilisation qui en est faite par Socrate, mais aussi par de nombreux penseurs avant et après lui. Un contresens serait de penser qu’il nous invite à une introspection psychologique dans le cadre d’un développement personnel. Non, il ne s’agit pas de cela. Il nous invite plutôt à nous questionner radicalement, à interroger nos ressorts les plus profonds, à nous rendre juge de chacune de nos pensées voire de nos contradictions. Il nous pousse à la lucidité, la lucidité de savoir que notre propre entendement contient des faiblesses, la lucidité de savoir que notre discernement peut être entravé par nos
émotions, et que nos connaissances sont limitées. Il nous invite par conséquent à penser qu’aucune certitude n’est inébranlable et qu’il n’y a aucune vérité définitive.
Tout comme le pèlerin de Delphes, le rituel initiatique invite le récipiendaire à faire face à lui-même à plusieurs reprises – au moins deux – lors de la cérémonie : au tout début, lorsqu’il écrit son testament philosophique dans la solitude, dans le silence et la pénombre du cabinet de réflexion, cerné de phrases mystérieuses qui sont autant de mises en garde. A ce moment de l’initiation, on demande à celui qui est encore profane de s’interroger sur ses valeurs les plus profondes, celles auxquelles il croit aujourd’hui, celles auxquelles il milite même peut-être et celles qu’il voudrait laisser après sa mort. Et à la toute fin de la cérémonie, après que le Vénérable Maître l’eut invité à scruter l’assemblée à la recherche d’éventuels ennemis, celui qui vint tout juste de recevoir la lumière est prié de se retourner pour se retrouver… face au miroir. Nous avons tous été marqués par cette scène et nous en avons tous un souvenir aigu ancré dans notre mémoire. Souvenez-vous de votre réaction à ce moment précis, le jour de votre initiation. Pour ma part, je me rappelle avoir été stupéfait de découvrir mon image, comme si c’était la première fois que je me voyais, alors que les paroles du Vénérable Maître résonnaient à mes oreilles : « Notre plus grand ennemi est souvent en nous-mêmes et il nous faut d’abord combattre nos erreurs, nos préjugés et nos passions ». La confrontation est sans complaisance et le message est clair !
Combattre nos passions et se connaître soi-même. Car oui, le miroir possède une fonction équivoque et paradoxale, entre séduction et connaissance, entre illusion et révélation. Il est un médium ambivalent pour de nombreux héros populaires : pour Alice de l’autre côté du miroir, pour Harry Potter, pour Néo dans Matrix, pour la méchante reine de Blanche-Neige, et de façon indirecte pour Dorian Grey. Il a aussi une fonction moralisatrice : il permet à celui qui est content de sa beauté à veiller attentivement à ne pas gâter ses avantages corporels par de mauvaises mœurs et à celui qui a été moins comblé par la nature à compenser sa laideur physique par la beauté de sa vertu. Le miroir me fait aussi penser à ce dicton japonais qui dit, je cite : « Vous avez trois visages. Le premier visage, vous le montrez au monde. Le deuxième visage, vous le montrez à vos amis proches et à votre famille. Le troisième visage, vous ne le montrez jamais à personne : il est le reflet de ce qu’il y a le plus vrai en vous. » Fin de citation.
Car un miroir ne triche pas : que nous soyons beau ou laid, que nous soyons Narcisse ou Méduse face au reflet de l’eau pour l’un ou face au bouclier de Persée pour l’autre, chacun de nous n’a pas d’autre choix que d’affronter la vérité, d’affronter le tragique de sa condition et de faire son examen de conscience. Pour nous francs-maçons, la scène du miroir est comme un seuil à partir duquel celui qui vient tout juste de recevoir la lumière peut entamer son propre chemin initiatique ; elle possède ce potentiel de transformation qui invite à nous placer sur le chemin de la sagesse sous le regard distancié de… notre propre regard, pour peu que nous ayons les yeux et l’esprit vraiment ouverts. Le miroir est, à ce moment précis, comme une fenêtre ouverte sur un autre monde, un monde d’esprit et de raison, un monde de lumière et de révélation.
Je vous avouerais que, toutes les fois que j’assiste à une initiation, la scène du miroir est pour moi LE moment où l’émotion est à son comble et je ne peux m’empêcher de réprimer une larme. C’est en écrivant cette planche que j’ai réalisé pourquoi : car c’est à ce moment précis que je reconnais le néophyte comme mon frère ou ma sœur. Et c’est encore ce qui est arrivé vendredi dernier, lors de l’initiation de notre nouveau frère Samuel. Oui, la scène du miroir marque le premier arrachement à la vie profane et le véritable commencement de la vie maçonnique, qui désormais ne s’arrêtera plus.
J’ai dit.