La Pierre brute

Propos introductifs

Vénérable maître et vous tous mes FF et SS en vos grades et qualités,

J’ai choisi aujourd’hui comme thème de ma première planche maçonnique celui de la pierre brute. Non pas parce que c’est un thème choisi au hasard parmi toute la longue liste des symboles qui s’offrait à moi. Mais parce que c’est pour moi un symbole puissant, fort et plein de sens.

Et en effet, c’est un des tout premiers symboles mystérieux auquel un apprenti est confronté. D’ailleurs, dans ma vie de profane, avant d’avoir reçu la lumière, j’ai souvent entendu dire que le but d’un franc maçon était de tailler sa pierre et de la polir pour la rendre la plus parfaite possible. Cette formulation, bien que claire en apparence est selon moi trop banale. Nul ne sait vraiment le pouvoir de ce symbole tant qu’il ne s’est pas penché sur la question.

En réalité mes chers FF et SS, ce thème est venu à moi comme une évidence. Pourquoi ?

Et bien il me suffit de regarder à l’orient lors de nos travaux là ou parfois, je vous l’avoue mon esprit s’évade quelques instants. Cet objet, cette matière brute, est posée sous nos yeux. A l’état inerte, pourtant toujours présent. Sans jamais se dégrader, sans jamais bouger de place.

Mais avant de commencer, j’aimerais d’abord vous raconter cette anecdote. La première image que j’ai eu de la Franc maçonnerie était il y a fort longtemps. Lorsque j’étais jeune, je regardais toujours la télévision dans la chambre de mes parents avec la seule chaine que je captais, la RTBF. Un jour, je suis tombé sur un épisode des Simpson, intitulé « Homer le Grand ». C’était en 1995.

Dans cet épisode, Homer devient membre d’une société secrète appelée les Tailleurs de pierres. Je l’ai compris plus tard mais on y caricaturait la franc-maçonnerie. Ce n’est qu’après mon initiation que j’ai fait le rapprochement en me replongeant dans cette série.

Cet épisode posait le décor d’un groupe d’habitants de Springfield, entourés de symboles et d’objets énigmatiques, où l’initiation complètement loufoque d’Homer – il faut le dire – lui permettait d’entrer dans un monde inaccessible aux profanes, ceux qui n’en étaient pas, plein d’avantages et de passes droits. Cela a suscité en moi une certaine curiosité, même si à cette époque et jusqu’à il y a peu, je n’avais pas encore fait le lien avec la Franc maçonnerie en général et la taille de la pierre brute en particulier.

Et encore pour la petite histoire, à un moment, les tailleurs de pierre sont tous attablés en train de partager des agapes et ils entonnent une chanson toujours parodique, dont les paroles ont toujours raisonné dans ma tête jusqu’à aujourd’hui.

Bon revenons en au fait. Dans cette planche, je travaillerai d’abord sur la symbolique de la pierre brute. La symbolique qui nous concerne tous, de manière individuelle. Puis j’aborderai une approche de la symbolique plus collective. Je vous expliquerai enfin comment, selon moi, ce symbole renvoie avant tout à notre morale.

La symbolique individuelle de la pierre brute

Au fil de mes recherches, j’ai compris que cette pierre brute est un symbole de travail intérieur. Lors du dernier chantier d’apprenti avec notre second surveillant, nous nous sommes questionné sur le sens du mot V.I.T.R.I.O.L. de l’acronyme plutôt. Chacun sait ici qu’il s’agit d’une devise latine « Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultum Lapidem », signifiant : « Visite l’intérieur de la terre, et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée ». C’est a posteriori que j’ai compris que le travail de taille de la pierre brute démarre dans le cabinet de réflexion. Là où tout commence finalement. Comme si la solution était posée sous nos yeux, sans que nous sachions la déchiffrer.

D’un point de vue étymologique, le mot pierre est un dérivé du latin Petrus, lui même dérivé du grec Petros qui signifie le rocher. De prime a bord, la pierre évoque donc quelque chose de solide, de stable.

En franc-maçonnerie, la pierre brute constitue la première étape du cheminement spirituel et personnel de tout initié. Dès l’entrée dans le Temple, nous sommes invités à voir cet emblème, posé sur les marches de l’autel à l’Orient, où l’apprenti, en possession du maillet et du ciseau, effectuera son premier travail. Cette pierre brute représente l’état originel de l’homme, non façonné par l’effort sur soi, plein d’aspérités, d’imperfections et de failles, mais aussi porteur d’un potentiel immense encore inexploité.

Cela rejoint les travaux de Jean Marie Ragon, maçon français du Grand Orient, initié à Bruges en 1804, né à Bray sur Seine pas très loin d’ici et auteur de nombreux ouvrages qui traitent des rituels maçonniques qui rappelle que la pierre brute « symbolise les imperfections de l’esprit et du cœur que le maçon doit s’appliquer à corriger ».

En tant qu’emblème, elle signifie donc que l’homme n’est pas un être « fini » : il est inachevé et perfectible, tout entier voué à l’auto-construction voire à la reconstruction et à la transformation par le travail, et transformation par la connaissance.

La pierre brute est donc un symbole fondamental en franc maçonnerie. Le travail du franc-maçon ne s’arrête jamais. De son initiation jusqu’à son passage à l’orient éternel, il travaillera cette matière première dans l’objectif de construire un édifice solide, harmonieux et lumineux. Cette transformation n’est donc pas matérielle, elle est avant tout spirituelle, morale et je dirais même collective.

La pierre brute symboliserait alors le point de départ d’un chemin propre à chacun mais sans fin, et laisserait penser à un inachèvement volontaire de notre oeuvre. C’est un rappel symbolique que nul ne naît et ne meurt parfait, que chacun porte en soi des angles vifs, peut-être tranchants, encore à polir, des aspérités à lisser et que la progression en franc-maçonnerie est une quête incessante d’amélioration de soi-même.

A titre personnel, la pierre brute m’invite chaque jour à une introspection profonde. Que signifie pour moi, jeune apprenti, ce travail de taille ? Il ne s’agit pas seulement d’éliminer mes défauts apparents, mais de creuser plus loin, pour toucher l’essentiel qui fera de moi quelqu’un d’authentique. Chaque coup de maillet et chaque trait de ciseau symbolisent les épreuves, les difficultés, mais aussi les prises de conscience qui me façonnent et me structurent intérieurement.

Je m’arrête un instant sur un aspect important. Une récente question à l’étude des loges m’a conduit à élargir ma réflexion. Que deviennent les éclats de la pierre brute ? D’une part, on le sait maintenant, ce qui a été taillé représente les imperfections, les impuretés. Dès lors, admettons que je ne ramasse pas ces éclats, ces poussières, ne risquerais-je pas de marcher dessus et de les retrouver à nouveau sur mon chemin ? Les éclats taillés symbolisent les défauts et les vices anciens. Le franc-maçon que je suis n‘aurait pas intérêt à laisser reposer poussières et débris sur son chemin. La pureté du travail accompli serait alors compromise et tout serait à refaire.

J’ai aussi entendu qu’il ne fallait pas laver ses gants ou son tablier. Pourtant tous deux sont souillés par les éclats de la pierre brute. le maniaque que je suis ne peut s’empêcher de penser que si je ne nettoie pas mes vêtements de travail, la poussière ou les éclats reviendront inlassablement se refixer sur ma pierre. En d’autres termes, balayer mon passé me permettra d’avancer.

La dimension collective de la pierre brute

En ce qui concerne la dimension collective de la pierre brute, admettons que chacun d’entre nous taille sa pierre en forme de brique, que pourrions nous construire ensuite ? Une maison pour nous abriter ? Une école pour nous instruire ? Ou un temple pour nous recueillir ? Une chose est sure, il sera difficile de construire un édifice avec une seule pierre. La pierre brute, deviendra donc la pierre angulaire de quelque chose de plus grand.

Ce symbolisme rejoint le mythe fondateur du Temple de Salomon, où les pierres, extraites brutes de la carrière, sont ensuite travaillées pour édifier une œuvre sacrée. Selon les récits bibliques (1 Rois 6:7), aucune pierre de taille n’est employée à l’origine : la transformation du brut au taillé est une victoire sur la matière, une transmutation animée par l’esprit divin.

La pierre brute, une fois taillée mes chers FF et SS n’a alors de valeur que lorsqu’elle s’imbrique dans un ensemble. Mais alors qui est capable de juger si sa pierre est suffisamment polie ? Ne faudrait-il pas soumettre son travail à un contremaitre ? À un grand architecte ? Qui détermine la valeur sociale de l’être polissé ?Le but étant je le rappelle est de devenir une « belle personne ».

Mais une belle personne ne l’est que lorsqu’elle se comporte dignement avec les autres, en société. Nul ne peut se prévaloir d’être un homme bon, c’est un titre honorifique, une distinction que l’on se fait remettre.

Sans faire de géologie, partons du postulat que la pierre est une roche exogène formée à la surface de la croûte terrestre, si chacun d’entre nous dispose d’une pierre, ou si chacun de nous est une pierre, nous serions donc tous un morceaux de quelque chose.

Néanmoins de quelle matière parlons nous ? Certains seraient faits de gré, de granit, ou de Jaumont, cette pierre jaune qui me tient tant à coeur, elle qui a permis de façonner la si belle ville de Metz qui m’a vu grandir, quand d’autre seraient de marbre ou de vulgaires cailloux ? Notre pierre, chacun en ce qui nous concerne aurait-elle la même valeur que celle de notre voisin ? Sous entendu, untel ou untel vaudrait mieux que moi ? Je pose ici cette réflexion.

La dimension morale et spirituelle

D’un point de vue moral et spirituel, j’aime à penser que la pierre brute est aussi un miroir. Elle reflète à la fois notre état initial, ce que nous sommes sans filtre, avec nos fragilités et nos forces mal maîtrisées, et le projet de ce que nous pouvons devenir grâce au travail réalisé. Le travail sur la pierre brute engage une démarche d’humilité : reconnaître ses imperfections, les accepter comme un état transitoire, et s’engager dans un travail de rectification.

Mais elle incarne également la promesse d’un aboutissement, la pierre cubique, parfaite, dont la forme géométrique symbolise l’équilibre, la sagesse et la maîtrise. L’invitation maçonnique est donc une invitation à la métamorphose, à la rédemption individuelle qui éclaire par ricochet, par extension le collectif.

La pierre brute est aussi le symbole de la patience et de la persévérance. On ne taille pas une pierre parfaite en un jour, pas plus que l’on ne se transforme en un instant. C’est un long processus d’efforts constants, de remises en question et d’acceptation des imperfection.

En ce sens, elle enseigne l’humilité et la persévérance, deux vertus indispensables dans notre démarche maçonnique. Plus tard, la pierre brute deviendra la pierre cubique, où la matière s’ordonne, devient stable et apte à prendre place dans le Temple. Puis viendra la pierre cubique à pointe ou pyramidion, surmontant le cube, et signalera le passage à la verticalité spirituelle.

Dans le « Manuscrit Dumfries », la question du maçon est abordée ainsi : « Qu’est-ce qu’un maçon ? Réponse : Un ouvrier de la pierre. » Pour œuvrer sur cette pierre, je l’ai dit, il nous faudra utiliser deux outils indispensables : le maillet et le ciseau.

Le maillet, par la force contrôlée qu’il délivre, incarne la volonté et la puissance. Le ciseau, plus fin, représente la précision, la sagesse et la réflexion. Ensemble, ils produisent la transformation de la pierre brute. Ils rappellent également que cette transformation ne peut être anarchique ou brutale, mais qu’elle doit être mesurée, réfléchie et équilibrée.

Cet équilibre entre force et finesse est à mon sens un appel à travailler sur soi avec rigueur, mais aussi avec discernement. C’est apprendre à se connaître assez pour ne pas s’abîmer dans un excès de dureté ou de douceur, mais pour tailler la pierre à la juste mesure.

Le symbole de la pierre brute a donc un double sens. Il invite le franc maçon à une double démarche, à la fois introspective et extrospective : il est tantôt l’ouvrier qui façonne tantôt lui même la pierre qu’il façonne. Le sujet et l’objet sont alors confondus. Dans « Eupalinos ou l’Architecte », Socrate dit que: « À force de construire… je crois bien que je me suis construit moi-même. »

Travailler à dégrossir sa pierre brute n’est pas seulement une dimension morale individuelle : c’est aussi une preuve d’humilité. Chacun doit reconnaître la nécessité de progresser sans limite, d’accepter ses erreurs et ses bannir ses faiblesses.

Conclusion

Mes chers frères et soeurs, à travers la symbolique de la pierre brute, se manifeste la notion d’un travail sans fin. Nulle pierre n’est jamais parfaite de façon absolue. Le chemin maçonnique est celui de l’inaccompli, une quête éternelle, où chaque étape franchie ouvre un nouveau champ d’apprentissage et de profondeur.

La pierre brute est un rappel constant que l’homme est un être en devenir, et que la vérité, la sagesse et la lumière sont des horizons qui restent à poursuivre mais jamais totalement atteints. C’est cette dynamique qui donne sa richesse à notre engagement maçonnique, la lutte incessante contre l’ignorance, l’égoïsme, et l’erreur. J’ai dit