Chapitre 3 : le mythe opératif

Nouvelle histoire des Francs-maçons en France

Des origines à nos jours

Par Alain Bauer et Roger Dachez édition Tallandier 2018

Chapitre 3 : le mythe opératif

Une abondante littérature nous permet aujourd’hui de connaître assez bien l’organisation des chantiers médiévaux. Lieu mythique ou sont nés et auxquels se réfèrent toutes les légendes, mais aussi nombre de symboles et de termes utilisés dans la franc-maçonnerie.

La maçonnerie opérative des bâtisseurs de cathédrale est ainsi devenue le modèle idéal de la franc-maçonnerie. Il y a cependant loin d’une certaine imagerie naïve à la réalité très complexe et variée que constitue l’historiographie.

Il faut d’abord renoncer à l’idée trop simple qu’il aurait existé à travers toute l’Europe un type unique d’organisation des chantiers et des métiers du bâtiment. On verra en en Allemagne se développer un système de loge attestée dès la fin du 14e siècle. De même, la France a connu à cette époque de nombreux chantiers. Mais une autre confusion menace celle qui ferait des corporations les précurseurs ou les incubateurs des loges.

Il y avait des corporations. Au sein desquels on ne pratiquait aucune initiation rituelle. Et des loges de chantier qui n’en dépendaient aucunement. Car elle ne relevait pas de l’autorité des institutions municipales comme les guildes et dont les usages rituels éventuels ne nous sont pas parvenus. On ne pas peut pas parler comme l’ont fait certains auteurs des origines corporatives de la franc-maçonnerie. C’est un abus qui traduit une grave méconnaissance des réalités historiques désignées par ces mots.

Un point demeure capital, c’est néanmoins en Angleterre puis en Écosse que c’est opéré la transformation spéculative de la franc-maçonnerie et nulle part ailleurs. C’est à la maçonnerie opérative britannique qu’il faut s’intéresser, et à elle seule, à ses particularités, à ses tribulations historiques, aux circonstances très spécifiques qui ont localement pesé sur son évolution. Depuis le milieu du dix-neuvième siècle, on a redécouvert des textes aujourd’hui au nombre de 130 environ, que l’on regroupe sous le titre générique d’anciens devoirs. Les renseignements qui nous livrent sur les coutumes des chantiers de cette époque sont à la fois substantiels et profondément originaux. Ils méritent toute notre attention puisque c’est à partir de cette tradition anglaise du métier que la franc maçonnerie vient plus tard bâtir sa propre légende dorée.

La plupart des règles dans ces manuscrits sont de nature purement professionnelle et énoncent des principes assez proches de ceux des corporations françaises ou des  loges allemandes. L’autre originalité des anciens devoirs, c’est qu’ils nous décrivent une sorte de cérémonie qui consiste essentiellement en un serment, précédé d’une lecture, sans doute à la fois des devoirs eux-mêmes et de l’histoire du métier en quelque sorte. Une instruction et une légende. Presque l’ébauche d’un rituel il faut ici noter qu’il n’est question ni de poignée de main, ni de signes, ni de mots que les massons posséderaient pour se reconnaître.

Le mot franc-maçon lui-même est un saisissant exemple des confusions que l’usage inconsidéré de certains termes peut engendrer. Il vient de l’anglais freemason et à l’époque opérative, il désignait l’une des variétés d’ouvriers qui travaillaient sur les chantiers une sorte de pierre. Cette pierre, c’était la freestone ou pierre franche et pour cette raison ces maçons se nommaient précisément les freestone masons ce qui devient en français, les maçons de franches pierres. Par contraction, Freestone Mason a donné Free Mason. Ils n’étaient donc que certains acteurs du chantier. Leurs tâches étaient évidemment plus difficiles et donc mieux payées. Ils formaient donc une petite aristocratie du métier. Mais dans une classe d’ouvriers parmi beaucoup d’autres.

Le mot loge s’offre aussi à une semblable revisitation. La loge n’était avant tout sur un chantier anglais du Moyen Âge qu’une de ses nombreuses bâtisses provisoires, édifices de bois, parfois à claire-voie à toit en pente, où les ouvriers pouvaient y travailler quand le soleil frappait trop fort ou quand il pleuvait et c’était aussi un abri pour se restaurer et se reposer pendant les quelques pauses de la journée. C’est là aussi que l’on préparait avec les plus jeunes, les apprentis, le travail du lendemain et que se transmettaient les tours de main et les insultes, les astuces d’exécution, ce qu’on appelle donc les secrets du métier. Il faut aussi souligner que cette loge était loin de ne rassembler que des francs-maçons. On y trouvait aussi des autres ouvriers, des manœuvres. Sans oublier tous les autres métiers sans lesquels le chantier n’aurait jamais pu vivre ni l’œuvre certifiée.

Au début du 16ème siècle en Angleterre, à la suite de l’arrivée du protestantisme, les chantiers des cathédrales s’arrêtent contrairement à l’écosse qui va réglementer le fonctionnement du métier de maçon préfigurant le passage vers les loges spéculatives. C’est la réforme de William Schaw. Par exemple il y a des cérémonies symboliques et un apprenti doit attendre 7 ans avant de devenir compagnon du métier. Il recevait alors le mot du maçon.  On révèle ce mot, comme un secret, à ceux les plus qualifiés. En même temps les loges écossaises qui ne se réunissaient que deux ou trois fois dans l’année, prirent l’habitude de recevoir des notables assez brillants socialement et généreux dans leurs dons à la loge mais très minoritaires dans les effectifs. C’est donc de l’Ecosse que débuta cette maçonnerie spéculative qui va prospérer en Angleterre progressivement de la fin du 17ème siècle et tout au long du 18ème.